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Michel Garroté
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Vendredi 9 avril 2010 – 25 Nisan 5770
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Fallait-il filmer les camps nazis ? Oui, il le fallait. « Dans l’accomplissement de leurs devoirs ordinaires, officiers et hommes de troupes se trouvent fréquemment confrontés à des témoignages de crimes de guerre et d’atrocités qui doivent être conservés pour l’avenir. La mémoire humaine étant faillible et les diverses preuves matérielles risquant de se détériorer, de se modifier ou de se perdre, il est important de conserver un témoignage contemporain de ces événements sous une forme susceptible de constituer une preuve acceptable de leur existence, d’identifier les participants et de proposer une méthode permettant de situer les protagonistes et les témoins pour autant que ce soit possible à l’avenir ». Ainsi commence le cahier des charges de la Field Photographic Branch créée par le réalisateur John Ford au début de la Seconde Guerre mondiale. La responsabilité de cette unité spéciale de l’armée américaine est claire: filmer la guerre et ramener des preuves pour les tribunaux qui seront un jour mis en place par les Alliés. C’est à la redécouverte de ces images, ou plutôt à la découverte tant nombre de documents sont inédits, qu’invite actuellement le Mémorial de la Shoah à Paris. L’exposition se concentre sur les films tournés à la libération par l’armée américaine des camps de concentration de Dachau et Falkenau, il y a exactement 65 ans.
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Filmer les camps détaille le travail de trois réalisateurs hollywoodiens. John Ford a senti dès les années 1930 la nécessité de témoigner par l’image professionnelle d’une guerre qui pointait à l’horizon. Il coordonnera plus tard la réalisation du film sur les horreurs nazies qui sera montré le 29 novembre 1945 au procès de Nuremberg. L’un des auteurs de ces images terribles est George Stevens, qui faisait danser quelques années plus tôt Fred Astaire et Ginger Rogers dans la comédie musicale Swing Time. Le troisième homme de cinéma est Samuel Fuller, un dur parmi les durs. Ex-journaliste spécialisé dans les affaires criminelles de New York, Fuller s’est engagé dans la première division d’infanterie qui a participé au débarquement sur les plages de Normandie, puis à une campagne qui mènera le jeune soldat à l’est du Vieux Continent. Muni d’une caméra Bell & Howell 16 mm envoyée par sa mère, Fuller tourne son premier film à la libération du camp de Falkenau, sur demande de son capitaine.
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L’exposition s’attarde surtout sur le travail de George Stevens et de son équipe à la Special Coverage Unit. Cette unité spéciale, qui compte 45 personnes, a couvert la campagne nord-africaine, le Débarquement, ainsi que l’avancée des troupes alliées en France et en Allemagne. Sur ordre du président Eisenhower, l’unité est envoyée à Dachau début mai 1945. L’équipe n’est pas préparée à la réalité terrible qui se présente sous ses yeux. Mais elle est composée de professionnels aguerris qui, sur place, tirent parti de leurs réflexes. Comme Gregg Toland, le chef opérateur des Raisins de la colère de John Ford. Ou des écrivains comme William Saroyan et Irwin Shaw. Ainsi que des cameramen, assistants-réalisateurs et preneurs de son qui, tous, ont une longue pratique de leur métier. Nerveuse, bien sûr perturbante, l’exposition parisienne se montre ici passionnante. Elle compare les images indicibles tournées par les opérateurs de l’Armée rouge à la libération d’Auschwitz avec les documents britanniques saisis à Belsen, au bord de fosses communes. L’Armée rouge tourne des documents bruts, insoutenables, en gros plan, notamment en raison de l’accoutumance des soldats et de la population soviétique aux crimes de guerre. Les Britanniques privilégient dans le camp de Belsen le plan-séquence panoramique, censé éviter tout hors champ, tout montage ultérieur.
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Les Américains, eux, obéissent à un protocole rigoureux. Plusieurs minutes de films sont tournées chaque jour avant d’être expédiées à Londres puis aux Etats-Unis. La grammaire cinématographique alterne les plans larges, les plans rapprochés, les gros plans («Get close-ups», recommande le manuel mentionné plus haut). Chaque séquence est accompagnée de rapports de prise de vue, puis de récits de synthèse, cela jour après jour. Les synthèses narratives d’Ivan Moffat, ancien élève de la London School of Economics et futur scénariste, sont des modèles de précision et de sens aigu de l’observation. Son récit de la découverte des cadavres qui jonchent la voie de chemin de fer à Dachau est à cet égard exemplaire. Comme ses collègues, ce rédacteur doit, toujours selon le cahier des charges, «orthographier correctement les noms, identifier toutes les personnes, les lieux, les organisations, les armes, l’équipement ». En ces jours de mai 1945, le réalisateur George Stevens tourne également des images personnelles à Dachau avec une petite caméra 16 mm chargée de films Kodachrome. Ses documents en couleur montrent le travail de son équipe dans des conditions insensées, pourtant mené avec rigueur dans un seul but: « rapporter des preuves des crimes de guerre et des atrocités ».
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Filmer les camps, Mémorial de la Shoah, 17 rue Geoffroy-l’Asnier, Paris. Jusqu’au 31 août.
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Infos :
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www.memorialdelashoah.org
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Voir des images de l'exposition sur le site internet du Temps
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Source : Luc Debraine, Le Temps - vendredi 9 avril 2010
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Informations aimablement signalées par la CICAD, Genève.
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Michel Garroté
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Vendredi 9 avril 2010 – 25 Nisan 5770
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Fallait-il filmer les camps nazis ? Oui, il le fallait. « Dans l’accomplissement de leurs devoirs ordinaires, officiers et hommes de troupes se trouvent fréquemment confrontés à des témoignages de crimes de guerre et d’atrocités qui doivent être conservés pour l’avenir. La mémoire humaine étant faillible et les diverses preuves matérielles risquant de se détériorer, de se modifier ou de se perdre, il est important de conserver un témoignage contemporain de ces événements sous une forme susceptible de constituer une preuve acceptable de leur existence, d’identifier les participants et de proposer une méthode permettant de situer les protagonistes et les témoins pour autant que ce soit possible à l’avenir ». Ainsi commence le cahier des charges de la Field Photographic Branch créée par le réalisateur John Ford au début de la Seconde Guerre mondiale. La responsabilité de cette unité spéciale de l’armée américaine est claire: filmer la guerre et ramener des preuves pour les tribunaux qui seront un jour mis en place par les Alliés. C’est à la redécouverte de ces images, ou plutôt à la découverte tant nombre de documents sont inédits, qu’invite actuellement le Mémorial de la Shoah à Paris. L’exposition se concentre sur les films tournés à la libération par l’armée américaine des camps de concentration de Dachau et Falkenau, il y a exactement 65 ans.
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Filmer les camps détaille le travail de trois réalisateurs hollywoodiens. John Ford a senti dès les années 1930 la nécessité de témoigner par l’image professionnelle d’une guerre qui pointait à l’horizon. Il coordonnera plus tard la réalisation du film sur les horreurs nazies qui sera montré le 29 novembre 1945 au procès de Nuremberg. L’un des auteurs de ces images terribles est George Stevens, qui faisait danser quelques années plus tôt Fred Astaire et Ginger Rogers dans la comédie musicale Swing Time. Le troisième homme de cinéma est Samuel Fuller, un dur parmi les durs. Ex-journaliste spécialisé dans les affaires criminelles de New York, Fuller s’est engagé dans la première division d’infanterie qui a participé au débarquement sur les plages de Normandie, puis à une campagne qui mènera le jeune soldat à l’est du Vieux Continent. Muni d’une caméra Bell & Howell 16 mm envoyée par sa mère, Fuller tourne son premier film à la libération du camp de Falkenau, sur demande de son capitaine.
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L’exposition s’attarde surtout sur le travail de George Stevens et de son équipe à la Special Coverage Unit. Cette unité spéciale, qui compte 45 personnes, a couvert la campagne nord-africaine, le Débarquement, ainsi que l’avancée des troupes alliées en France et en Allemagne. Sur ordre du président Eisenhower, l’unité est envoyée à Dachau début mai 1945. L’équipe n’est pas préparée à la réalité terrible qui se présente sous ses yeux. Mais elle est composée de professionnels aguerris qui, sur place, tirent parti de leurs réflexes. Comme Gregg Toland, le chef opérateur des Raisins de la colère de John Ford. Ou des écrivains comme William Saroyan et Irwin Shaw. Ainsi que des cameramen, assistants-réalisateurs et preneurs de son qui, tous, ont une longue pratique de leur métier. Nerveuse, bien sûr perturbante, l’exposition parisienne se montre ici passionnante. Elle compare les images indicibles tournées par les opérateurs de l’Armée rouge à la libération d’Auschwitz avec les documents britanniques saisis à Belsen, au bord de fosses communes. L’Armée rouge tourne des documents bruts, insoutenables, en gros plan, notamment en raison de l’accoutumance des soldats et de la population soviétique aux crimes de guerre. Les Britanniques privilégient dans le camp de Belsen le plan-séquence panoramique, censé éviter tout hors champ, tout montage ultérieur.
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Les Américains, eux, obéissent à un protocole rigoureux. Plusieurs minutes de films sont tournées chaque jour avant d’être expédiées à Londres puis aux Etats-Unis. La grammaire cinématographique alterne les plans larges, les plans rapprochés, les gros plans («Get close-ups», recommande le manuel mentionné plus haut). Chaque séquence est accompagnée de rapports de prise de vue, puis de récits de synthèse, cela jour après jour. Les synthèses narratives d’Ivan Moffat, ancien élève de la London School of Economics et futur scénariste, sont des modèles de précision et de sens aigu de l’observation. Son récit de la découverte des cadavres qui jonchent la voie de chemin de fer à Dachau est à cet égard exemplaire. Comme ses collègues, ce rédacteur doit, toujours selon le cahier des charges, «orthographier correctement les noms, identifier toutes les personnes, les lieux, les organisations, les armes, l’équipement ». En ces jours de mai 1945, le réalisateur George Stevens tourne également des images personnelles à Dachau avec une petite caméra 16 mm chargée de films Kodachrome. Ses documents en couleur montrent le travail de son équipe dans des conditions insensées, pourtant mené avec rigueur dans un seul but: « rapporter des preuves des crimes de guerre et des atrocités ».
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Filmer les camps, Mémorial de la Shoah, 17 rue Geoffroy-l’Asnier, Paris. Jusqu’au 31 août.
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Infos :
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www.memorialdelashoah.org
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Voir des images de l'exposition sur le site internet du Temps
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Source : Luc Debraine, Le Temps - vendredi 9 avril 2010
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Informations aimablement signalées par la CICAD, Genève.
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